1 décembre 2021
La mémoire sélective : quand notre cerveau fait le tri

Vous vous souvenez de la plaque d’immatriculation, du prénom du chat de votre voisin lorsque vous étiez enfant, mais vous ne parvenez pas à vous rappeler du contenu de votre dernière assiette ? Ce phénomène n’a rien de pathologique, il est même parfaitement normal : c’est ce qu’on appelle la mémoire sélective. Nous sommes exposés à des millions de stimuli chaque jour, et notre cerveau ne peut pas toutes les enregistrer. Lorsque ces stimuli arrivent dans le cerveau, plus précisément dans l’hippocampe, il doit donc faire le tri entre les informations qu’il juge utile d’enregistrer dans la mémoire à long terme, et celles qu’il peut oublier. Mais sur quels critères se fait ce tri ? Et à quoi nous sert-il ?

La mémoire forge qui nous sommes

La mémoire est le socle de l’identité. Notre relation au temps qui passe, le souvenir des événements vécus, les conclusions que l’on tire de ce que l’on apprend, les croyances, les opinions sur le monde, sur nous-même, savoir ce qui nous rend heureux ou triste, ce qui nous fait rire : voilà autant de choses qui reposent sur la mémoire, cet outil complexe et puissant qui nous permet de construire qui nous sommes jour après jour plutôt que de recommencer perpétuellement à zéro.

 

Cependant, cette vaste collection de souvenirs sur laquelle nous forgeons notre identité n’est pas constituée de l’intégralité des choses que nous avons apprises et vécues, mais d’une sélection des plus significatives. La mémoire sélective se charge d’enregistrer les informations qui sont les plus susceptibles d’avoir un intérêt pour nous.

 

Comment fonctionne la mémoire sélective ?

Certains souvenirs sont ancrés dans notre esprit avec une vivacité impérissable, tandis que d’autres semblent flous, incertains. Mais pourquoi ? Il existe plusieurs raisons à l’existence de la mémoire sélective.

 

Le contexte d’encodage

On appelle encodage le processus de traitement de l’information avant sa mise en mémoire. Selon les circonstances dans lesquelles une information est encodée, elle ne sera pas mémorisée de la même manière. Pour qu’une information soit mémorisée en détails, il est nécessaire que notre attention et nos sens soient suffisamment mobilisés. Par exemple, vous aurez certainement du mal à mémoriser l’anecdote que vous raconte votre ami si vous êtes distrait par un téléphone qui sonne à côté de vous.

 

La charge émotionnelle

Il a été démontré que plus la charge émotionnelle associée à un événement est importante, mieux il sera mémorisé. Ainsi, les événements à connotation émotionnelle forte, qu’elle soit négative ou positive, seront plus faciles à garder en mémoire qu’un événement à connotation émotionnelle neutre. Par exemple, vous n’aurez sans doute aucun mal à vous souvenir d’un accident de voiture dont vous auriez été témoin, ou du jour où vous avez eu votre bac, mais éprouverez plus de difficultés à retrouver ce qu’il s’est passé lors d’une journée lambda.

 

La dissonance cognitive

La dissonance cognitive est le sentiment d’inconfort, voire de souffrance, que l’on ressent lorsque nos croyances, nos opinions ou nos attitudes sont incompatibles entre elles. C’est un problème auquel nous avons tous été confrontés au cours de nos vies. Par exemple, vous avez décidé d’acheter une paire de chaussures hors de prix alors que vous aviez décidé d’économiser pour faire un cadeau à un proche, ou bien vous avez invectivé une personne qui ne le méritait pas sous le coup de la colère.

 

Pour résoudre cette dissonance, le cerveau va se lancer dans une gymnastique complexe et manipuler les informations pour vous libérer de cet inconfort mental. Là aussi, c’est la mémoire sélective qui intervient : votre cerveau va choisir de mettre en exergue certains aspects de la situation et d’en occulter d’autres pour faire en sorte que vous ayez l’impression d’avoir pris la bonne décision.

 

A quoi sert la mémoire sélective ?

Vous l’aurez compris, la mémoire sélective sert à “faire le ménage” dans nos souvenirs. Elle choisit d’en éclipser certains, soit parce qu’ils sont insignifiants, soit parce qu’ils sont douloureux et qu’ils doivent être oubliés. L’oubli est parfois nécessaire au bien-être émotionnel, et permet à la personne de se concentrer sur ses tâches et activités quotidiennes sans être parasité par des souvenirs douloureux.

 

Toutefois, les souvenirs désagréables ne sont pas systématiquement effacés de notre mémoire, loin de là. Certains événements ont besoin d’être re-traités par le cerveau pour tomber dans l’oubli. C’est le résultat que cherchent à produire les thérapies comme l’EMDR (eye movement desensitization and reprocessing ou désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires en français) ou l’hypnose, souvent préconisées aux personnes souffrant d’un syndrome de stress post-traumatique.

 

Mémoire sélective : peut-on choisir d’oublier ?

Alors peut-on utiliser cette mémoire sélective à notre avantage et avoir une prise sur ce tri d’informations ? C’est ce qu’ont cherché à déterminer Nikolai Axmacher, directeur du département de neuropsychologie Université de la Ruhr, et ses collaborateurs, dans une étude parue en 2018.

 

Les chercheurs ont demandé à 22 sujets de visualiser une liste de mots en leur demandant soit de les mémoriser, soit de les oublier. Les résultats ont montré que les sujets mémorisaient effectivement moins bien les mots qu’ils étaient tâchés d’oublier que ceux qu’ils étaient tâchés de mémoriser. La mesure de l’activité cérébrale des sujets pendant l’expérience a mis en évidence des changements d’oscillations dans l’hippocampe lors de la lecture des mots qu’ils devaient oublier. Cette fréquence d’activité différente empêche le codage des données perçues, révélant ainsi l’existence d’une véritable fonction d’oubli volontaire.

 

La réponse est donc oui ! Il est possible d’oublier volontairement une information. D’autres recherches tendent même à montrer que les souvenirs qui auraient été réprimés pendant plusieurs années finiraient par être oubliés, si bien qu’ils seraient presque impossibles à récupérer. Il serait donc techniquement possible de ne retenir que les bons moments et d’oublier délibérément les mauvais. Reste à savoir si le fait d’enfouir profondément un souvenir suffit à ne pas en subir les conséquences, et s’il n’est pas plus sain de faire un travail thérapeutique sur ces événements traumatiques.

 

En résumé, la mémoire sélective est un processus normal. On peut même dire que la mémoire est sélective par essence, puisqu’elle est intrinsèquement liée à nos émotions. Plus que les événements que nous vivons eux-mêmes, c’est notre propre vécu de ces événements qui détermine si l’on s’en souviendra ou pas, avec quelle intensité et avec quelle exactitude.