28 juillet 2020
Comment accepter l’identité qui évolue ?

Trois professionnels de santé nous donnent leurs points de vue et leurs conseils sur cette question complexe.

« J’ai l’impression d’être toujours le même, mais pas tout à fait le même. »

Cette phrase, souvent prononcée par les personnes vivant la maladie, pose la question de l’identité. Une identité qui, dans le cas d’Alzheimer, évolue rapidement et n’offre que peu de prise à celui qui la vit. Une transformation difficile aussi pour les proches.

« L’identité est multiple », explique Susanne Öhrn, psychologue clinicienne. « Quand on parle de l’identité par rapport à la maladie, on parle du sentiment d’identité qui est composé de plusieurs sphères. Il y a d’abord le nom, la date de naissance, la nationalité, le physique… Mais il y a aussi l’identité sociale qui inclut l’identité familiale. Qui suis-je dans ma cellule familiale et quelles sont ses attentes ? Qui suis-je au regard des autres et quel regard posent-ils sur moi ? Est-il neutre, craintif, plein de respect, plein de mépris ? La peur du regard des autres est d’ailleurs souvent citée lorsque les personnes vivant la maladie s’expriment. »

Et ce sentiment d’identité va évoluer avec la maladie. « La personne malade dit souvent qu’elle se sent toujours comme avant, mais qu’elle ne se reconnaît plus », poursuit Susanne Öhrn. « En fait, elle devient quelqu’un d’autre, une personne avec des difficultés de mémoire, avec des besoins d’aide, avec des problèmes de dépendance. Sa position dans le monde, dans sa famille, change, et ça, c’est bouleversant. C’est d’autant plus bouleversant que c’est un événement non-choisi, non-voulu. La personne malade le vit comme ça. La famille aussi. La maladie peut créer des changements de personnalité. Chez certains, l’identité va être renforcée. La personne malade va devenir une caricature d’elle-même. Chez d’autres, le vernis social va sauter. La personne malade pouvait être apaisée parce qu’elle savait gérer et contrôler ses angoisses, ce que les troubles de la maladie ne lui permettront plus forcément. »

Psychologue et thérapeute, Cyril Barriquault acquiesce. Et il ajoute : « La personne malade va éprouver un sentiment d’étrangeté aux autres mais aussi à elle-même. Cela va être source de stress, d’insécurité. Elle pourrait se bloquer, réagir avec énervement ou colère parce que le monde devient étrange, incompréhensible parfois. Les émotions sont souvent les premières ressources convoquées face à ce nouveau monde à décrypter. »

Accepter de devenir quelqu’un d’autre ?

Comment la personne vivant la maladie peut-elle composer avec cette identité qui évolue ? « Il faut parler à des amis, à la famille, à un psy, ou encore écrire », souligne Susanne Öhrn. « Tout ça peut être libérateur. Cela peut aider la personne à se refléter, à lui renvoyer ses émotions, ses pensées, ses craintes, mais aussi ses ressources, ses capacités. Cela crée des bouées de sauvetage, des béquilles. La personne malade peut se dire : Je suis malade, mais je dirige encore ma vie. »

Ce qui est important pour la personne malade, c’est de pouvoir un moment affirmer avoir été cette personne et que ses proches la remercient pour ce qu’elle a fait, qu’on dise que ça a compté, que ça a eu du sens. Et que la nouvelle histoire qui s’écrit, même marquée par la maladie, en aura tout autant. Susanne Öhrn le dit « L’identité évolue et il faut essayer de l’accepter, accepter de devenir quelqu’un d’autre. Nous sommes tous en constante évolution. On a été quelqu’un, on est quelqu’un et on deviendra quelqu’un. On n’arrête pas de devenir. »

Si c’est difficile pour la personne vivant la maladie, ça l’est aussi pour l’entourage. « Cette identité qui se fragilise implique bien entendu un travail de renoncement exigeant qui s’impose aux plus proches », souligne Judith Mollard-Palacios, psychologue au sein de l’association France Alzheimer et maladies apparentées. « Certains aidants familiaux peuvent se sentir eux-mêmes ébranlés dans leur sentiment d’identité. Quand le conjoint ou le parent se retrouve atteint d’une pathologie qui l’affecte dans son fonctionnement cognitif, psychologique et social, cela vient nécessairement entrer en résonance chez celui qui vit au plus près de lui. Confusion des rôles, renversement de l’ordre des générations, absence de reconnaissance… L’entourage est mis à rude épreuve. »

Mais l’entourage a un rôle très important. « Le sentiment d’identité, s’il est fragilisé, s’il subit indéniablement des transformations, ne disparaît pas si on sait le soutenir », poursuit Judith MollardPalacios. « Ce qui peut aider à ralentir cette perte du sentiment d’identité, c’est la possibilité de se sentir humain. Autrement dit si l’on répond au besoin universel de se sentir attaché, investi et désiré. Le sentiment d’exister et d’être un sujet à part entière dépend en grande partie de la reconnaissance de notre valeur et de notre utilité par ceux qui nous entourent. »

Le rôle clef de l’entourage

Vivre une maladie cognitive évolutive est une épreuve qui plonge la personne dans une nouvelle temporalité et la confronte à des pertes successives qui vont modifier son rapport au monde et à son entourage. Chaque personne va mettre en place un ou plusieurs mécanismes de défense qui, comme leur nom l’indique, vont servir à protéger la conscience des émotions douloureuses voire inacceptables qui surgissent. Les mécanismes de défense peuvent prendre la forme du déni, de la fuite en avant ou la réaction agressive. Tout cela ne va pas faciliter la communication intra-familiale, ni le soutien mutuel. Cependant, il est indispensable pour les proches de respecter les moyens et le rythme de la personne malade pour appréhender sa nouvelle réalité et canaliser progressivement l’angoisse qu’elle suscite.

« Quand il y a de l’agressivité, de la violence, de la méchanceté, je pense qu’il est important pour l’aidant et la famille de se protéger et de prendre du recul pour se dire que c’est la maladie qui parle » ajoute Susanne Öhrn. « Il peut donc y avoir cette période de révolte où la personne vivant la maladie se tourne contre l’aidant, le témoin gênant de tout ce qu’on ne veut pas devenir. Les familles seraient perdantes d’entrer dans la résistance et la confrontation à l’origine de l’épuisement de la dépression. »

Pour accepter, il faut lâcher prise. Cela vaut aussi pour les aidants. Et ça, c’est difficile, très difficile, explique Susanne Öhrn. « L’aidant, la famille peut être le garant ou la garante de l’identité de la personne malade dans le sens du souvenir de la personne qu’elle a été. C’est important de se souvenir. Mais il ne faut pas l’enfermer dans ce souvenir. L’identité évolue et il faut l’accepter. C’est tout un trajet, tout un travail. Quand on arrive à lâcher l’ancienne image, pas l’oublier mais la lâcher, quand on n’exige plus rien, les choses s’apaisent pour tout le monde et cela amène de beaux moments. Il faut accueillir la “ nouvelle “ personne telle qu’elle est devenue. Le lâcher-prise, on le fait volontiers quand on a un projet, pas quand on subit les choses, pas quand il est question de maladie. »

« L’accompagnement d’une personne malade qui change, c’est subtil, c’est délicat », enchaîne Cyril Barriquault. « Le danger est de figer la personne malade dans le passé, de lui rappeler constamment qu’on ne la reconnait plus. La personne malade, sa seule façon de réagir face au monde, ce sont les émotions. Tous les êtres humains, même les personnes touchées par la maladie d’Alzheimer, détectent le danger, la peur, le rejet ou d’autres sentiments dans le visage, le regard de l’autre. Si l’aidant réagit avec de la peur, de l’inquiétude, la personne malade le sentira et elle activera son mécanisme de défense. Par contre, si l’aidant  arrive avec un visage apaisé, la personne malade se sentira bien. C’est une sorte de contagion émotionnelle. Et pour avoir cette contagion émotionnelle, il faut accepter cette identité qui évolue. Ça ne se fait pas du jour au lendemain et des aidants auront peut-être aussi besoin d’un accompagnement psychologique, mais c’est fondamental d’essayer. »

Susanne Öhrn illustre ces propos avec le témoignage d’une aidante. « Elle a rendu visite à son père qui était très malade. Son père était un homme austère, qui ne montrait pas ses sentiments. Ils ont aussi traversé ensemble des moments très difficiles. Quand elle est arrivée, elle a souri et il lui a répondu avec un sourire. Elle s’est mise au piano et son père l’a finalement prise dans ses bras. Le vernis de cet homme austère avait disparu. Ce moment a aussi pu exister parce que sa fille avait accepté la nouvelle identité de son père. Parce qu’elle ne s’attendait pas à quelqu’un d’autre. »